La France a toujours vécu d’une tension entre l’esprit national et le génie des pays qui la composent, entre l’universel et le particulier. Mona Ozouf se souvient l’avoir ressentie au cours d’une enfance bretonne. Dans un territoire exigu et clos, entre école, église et maison, il fallait vivre avec trois lots de croyances disparates. A la maison, tout parlait de l’appartenance à la Bretagne. L’école, elle, professait l’indifférence aux identités locales. Quant à l’église, la foi qu’elle enseignait contredisait celle de l’école comme celle de la maison. 


En faisant revivre ces croyances désaccordées, Mona Ozouf retrouve des questions qui n’ont rien perdu de leur acuité. Pourquoi la France a-t-elle toujours ressenti la pluralité comme une menace ? Faut-il opposer un républicanisme attaché à l’universel et des particularismes invariablement jugés rétrogrades ? Comment vivre heureusement la « composition française ?

Jean Sohier, mon père, était né du côté de la Bretagne qui devait devenir pour lui le mauvais côté, celui où on ne parle pas breton.

Il y a la langue. Quand mon père recommandait à ma grand-mère de ne me parler que breton, il n’exprimait pas seulement une méfiance vis-à-vis de sa belle-mère, mais un fait de psychologie collective.

Le français pour elle comme pour tant de ruraux, était la langue de la promotion sociale, celle qui ouvrait la porte de l’enseignement, de la poste, de la ville, des métiers et des lieux où la vie est moins lourde : la pratique exclusive  du breton, en revanche, était synonyme de mépris et de misère.

Tant que mon père a vécu – ma grand-mère avait pour lui, chose rare chez elle, du respect, qu’elle exprimait en disant qu’il aurait pu être prêtre – une surdité subite semblait frapper les adultes quand il m’arrivait de réclamer en français une pomme ou un crayon. Mon père mort, ma grand-mère avait laissé dépérir la consigne, et elle s’adressait à moi en français. Le breton était donc réservé par elle à ses échanges avec ma mère, et elle usait de cette langue de l’intime pour s’entretenir des sujets qui devaient échapper  à mon oreille.

Ma grand-mère avait beau user du français avec moi , elle ne m’en communiquait pas moins, par ce français calqué sur les tournures du parler breton, le génie de cette langue vigoureuse, expressive, anthropomorphique : ici le bout du monde est la « tête » du monde, le manche de la bêche en est le « pied », la cime de l’arbre est un « bec », et le cantonnier qui rêvasse, paresseusement appuyé à son outil, « donne le sein » à la bêche….. et on achève une lettre de condoléances en recommandant à l’endeuillé : « dalc’hit mad an taol » agrippez-vous à la table). Même en français, les bretonnants cherchent l’image.

Langue vigoureusement accentuée, délibérément concrète : on ne pouvait jamais oublier, en écoutant ma grand-mère de quel monde rural savoureux et dru, en train de s’effacer, elle venait.

Ma grand-mère, son costume, sa coiffe, sa langue, ses savoirs multiples, tout en elle parlait donc de l’identité bretonne. Et pourtant avant de quitter son évocation, il me faut ajouter cette singularité. Si la France avait une existence à la maison, c’était grâce à elle. C’était elle, la TSF étant rentrée dans notre cuisine, qui vénérait Tino Rossi.

Car que savait ma grand-mère de la France, elle qui n’avait eu ni école, ni service-militaire, ni droit de vote ! Pas d’histoire, pas de géographie. Quand bien plus tard, elle est venue habiter avec nous en banlieue parisienne, elle n’a jamais voulu mettre les pieds à Paris : même pas à Montparnasse, le train s’arrêtait à Versailles. Faut-il dire pour autant qu’elle ne se sentait pas française ?

Notre condition de Breton, nous le savons bien, nous n’avons eu que la peine de naître pour la trouver à notre berceau. C’est la part non choisie de l’existence, sa première et inéluctable donnée. Mais cette part non choisie appelle des devoirs. Il nous revient d’approfondir nos appartenances, de les cultiver, de les rendre visibles. Et si le regard d’autrui s’avise de transformer ce cadeau original en tare, alors il nous faut choisir ce que nous avons subi et retourner la honte en fierté. Et c’est à cette seconde nature, à ce Breton régénéré qu’a tendu l’effort de mon père.

Ma grand-mère tenait le folklore pour un opium du peuple, la draperie décorative qui sert à dissimuler l’oppression double qui s’exerce sur le peuple breton : comme breton, puisqu’il sait lire et écrire la langue dont il ne se sert pas, mais n’écrit ni ne lit celle qu’il parle à la mer ou aux champs ; et comme peuple, car il n’a évidemment pas été mieux traité que « les prolétaires de tous les pays ».

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De Mona Ozouf : (24.02.1931) Historienne et Philosophe. Auteure de nombreux ouvrages sur la Révolution française, la République et la littérature

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Commentaire

On peut aisément remplacer le mot  breton par kabyle !

D’ailleurs Pierre Bourdieu qui a été marqué profondément par le sentiment de fierté d’appartenance si fort chez les kabyles, dira : « les Kabyles m’ont rendu la fierté d’être Breton ».